Il est temps d’être conséquent

Sorry, this entry is only available in FR.

« Il y a des mots dotés d’un pouvoir de conséquence auquel on n’échappe pas. »
Frédéric Lordon

En un motif comme en cent

Il existe de nombreux motifs de remettre en question le système prohibitionniste en matière de drogues. La Liaison Antiprohibitionniste les explore, les confronte, les détaille, les étaie depuis sa création, il y a plus de trente ans. L’occasion nous est ici donnée de nous positionner plus précisément.

On pourrait partir de l’évolution des mœurs et du contexte. Et s’étonner du maintien, presque littéral, d’une législation adoptée il y a un siècle en application de la Convention internationale de l’opium (La Haye, 1912) suite à la fin de la guerre de l’Opium entre les Britanniques et les Chinois et à l’intervention des États-Unis dans les rivalités impérialistes. La consommation d’opium et les fumeries clandestines sont devenues rarissimes dans nos contrées. Fumer un petit joint constitue aujourd’hui une pratique aussi banale que prendre l’apéro pour une part plus importante qu’on ne le pense de la population. La loi de 1921 n’a pourtant quasiment pas été adaptée.

On pourrait pointer le paradoxe d’une proscription des drogues illégales et d’une prescription massive de drogues légales telles que les benzodiazépines. On encore s’inquiéter du deux poids deux mesures quand il s’agit d’alcool, considéré par les études spécialisées comme le produit psychotrope le plus dangereux lorsque sont cumulés les méfaits pour le consommateur (dépendance, pertes matérielles, altération des fonctions mentales, mortalité…) et pour les autres (délits, problèmes familiaux, coûts pour la sécurité sociale, dommages pour l’environnement…). (1)

On pourrait défendre des libertés individuelles telles que la libre disposition de son corps et de sa conscience ou le droit au plaisir contre une morale ascétique, elle aussi d’un autre temps. On parlerait alors de l’inutilité de réprimer un « crime sans victime » et plaiderait seulement pour la levée des sanctions à l’égard des consommateurs et consommatrices de drogues, quelles qu’elles soient.

Bien que nous ne soyons pas insensibles à ces arguments et les ressassons depuis des décennies, ce n’est pas la raison principale pour la Liaison Antiprohibitionniste de s’opposer au système actuel d’encadrement du phénomène de la consommation de drogues. Nous envisageons davantage la question en termes de politique publique cohérente et d’enjeux collectifs qu’en termes de libertés individuelles. C’est l’échec et l’incohérence de la prohibition qui nous préoccupe avant tout. Plus encore, nous y voyons une politique contreproductive et hypocrite qui nuit autant aux personnes concernées qu’à la cohésion sociale, à la santé publique, à la confiance aux institutions, aux finances publiques et à l’économie mondiale…

Cette politique prétend lutter contre la consommation de drogue, ses ravages sanitaires, la déchéance sociale qu’elle entraînerait, le trafic et la criminalité qui y sont liés… Les résultats constatés montrent tout le contraire. L’offre comme la demande de drogues n’ont pas cessé d’augmenter depuis un siècle. Bien que la grande majorité des usagers ont une consommation responsable, l’interdit, le tabou et la répression favorisent les consommations problématiques, tant du point de vue sanitaire que social. Le prix de produits de mauvaise qualité et les fortes dépendances poussent une part des consommateurs les plus précaires dans la petite délinquance qui engorge l’appareil pénal et pénitentiaire. La prohibition fait surtout le jeu et les affaires des grands trafiquants et des réseaux mafieux.

Cette politique justifiée au nom de la santé publique génère des conditions sanitaires de consommation dangereuses qui facilitent la transmission des maladies infectieuses. Elle empêche le travail de prévention et de réduction des risques. Elle complique l’accès aux soins et limite la recherche scientifique dans le domaine.

L’inertie de la loi

Tout cela est connu et devrait être pris en compte par des politiques publiques basées sur l’évaluation de leurs résultats et soucieuses d’efficacité et d’efficience comme le chantent les chantres du new public management. Or il n’en est rien. La prohibition fait partie des concepts et des systèmes les plus soumis à la loi de l’inertie et à l’empire du tabou. Il semble impossible de la faire bouger ou d’y toucher.

L’inertie est fonction de la masse inerte du corps. Plus celle-ci est grande, plus la force requise pour modifier son mouvement sera importante. Le corps social serait-il si massif que le corps politique n’ait ni la force ni le courage du changement ? Ou à l’inverse, comme nous l’évoquions en introduction, le premier a évolué et c’est le second qui demeure inerte, empêché par d’autres enjeux ou sous influence d’autres forces. (2)

L’inertie est la loi de la conservation du mouvement ou de l’immobilité, tant qu’un choc, la rencontre d’un obstacle ou une intervention extérieure ne vient pas bouleverser sa vitesse ou sa trajectoire. N’est-ce pas alors à nous d’intervenir et d’exercer une influence contraire ?

Il nous semble que, non seulement ce système prohibitif et ses dommages directs ou collatéraux ont assez duré, mais que les temps sont mûrs pour proposer une autre approche, une autre manière de voir et une autre manière d’encadrer un phénomène humain qu’on retrouve dans toutes les contrées et à toutes les époques. L’expérimentation et le recours à des artifices pour explorer d’autres états ou d’autres capacités semblent de fait faire partie des spécificités de l’humain.

Ce phénomène, il ne s’agit pas de l’encourager, de le stimuler – ce que fait la prohibition à son insu ou de plein gré – mais de l’accompagner pour qu’il se passe au mieux dès lors qu’il se passe de toute façon. Shakespeare disait : « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser ».

La finalité de notre colloque initialement, de ce site ensuite, consiste à confronter les différents modèles alternatifs à la prohibition ; que ces modèles soient théoriques ou mis en place dans d’autres pays : tolérance, dépénalisation, décriminalisation, légalisation, régulation. Il s’agit d’abord de bien préciser les concepts, ce qu’ils impliquent et ce qui les distinguent, pour sortir de la confusion régnante et savoir de quoi on parle. Ceci mis au point, il importe désormais de rentrer dans les détails à travers une démarche critique et méthodique qui montrent les avantages et les points forts ou aveugles de chaque modèle, les conditions et accompagnements qu’ils requièrent. Pour montrer surtout qu’une autre politique en matière de drogue est possible et que l’antiprohibition ne se limite pas à une position « contre » ou insouciante. Au contraire, elle apporte des réponses précises aux nombreux problèmes posés par la prohibition.

De la cohérence à la conséquence

Dans l’esprit et en pis-aller du colloque, les publications, les enregistrements, les échanges à distance ici réunis se veulent un espace d’exploration et de discussion. Ils visent aussi à faire évoluer la réflexion de la Liaison et à trancher certains de ses débats internes.

La Liaison Antiprohibitionniste ausculte en effet les différents modèles théoriques et les expériences mises en œuvre à partir de ses enjeux, des principes démocratiques qu’elle défend et de son souci d’une politique publique plus cohérente ou moins hypocrite et contre-productive.

Conséquemment, la Liaison Antiprohibitionniste recherche des systèmes d’encadrement du phénomène drogue désintéressés, qui ne poussent pas à la consommation mais qui permettent à celle-ci d’avoir lieu dans les meilleures conditions possibles, pour les personnes concernées, pour leur entourage et pour l’ensemble de la société.

Un modèle qui garantit les droits de chacune et chacun : le droit à la dignité et à la santé, le droit à la sécurité physique et sociale, le droit à la vie sociale et au travail, le droit à l’information et à la diffusion des savoirs… Un modèle qui ne génère pas de discriminations ni d’exclusions sociales ou culturelles. Un modèle qui ne jette pas le discrédit sur la démocratie et les institutions publiques. Un modèle qui ne remplit pas inutilement les prisons ni ne détourne l’attention des vrais enjeux de la lutte contre la criminalité. Un modèle qui ne subit pas l’influence des maffias et ne se s’efface pas devant la loi du plus fort. Un modèle qui coupe l’herbe sous le pied aux exploiteurs de la misère du monde. Un modèle qui encourage la consommation responsable plutôt que la consommation aveugle et la marchandisation éhontée qui ravagent déjà suffisamment l’humanité et la planète. Un modèle surtout qui n’enrichit pas démesurément les uns sur le dos des autres et de la solidarité collective.

Mathieu Bietlot,
président de la Liaison Antiprohibitionniste

NOTES :

1. Commission globale de politique en matière de drogues, La classification des substances psychotropes – Lorsque la science n’est pas écoutée, ONU, Rapport 2019, p. 24.
2. Bruno VALKENEERS et Mathieu BIETLOT, respectivement Administrateur et Président de Liaison Antiprohibitionniste, « Une politique sous influences », laliaison.org, 2018